Avocat et essayiste, Laurent Cohen-Tanugi s’était déjà distingué de nombreuses élites françaises traditionnelles en publiant des ouvrages critiques sur l’État ou en invitant l’Europe à se doter d’une « stratégie pour la mondialisation ». Dans son dernier opus, « What’s wrong with France ? » (Grasset, 2015), sa réelle expérience internationale et son sens critique le conduisent à analyser les racines du malaise français à l’égard de la mondialisation. Si notre pays a tant de mal à s’y adapter, c’est qu’au delà des difficultés économiques et sociales bien identifiées, « son excellence voire son identité y sont ébranlées».
Une crise politique prospérant sur l’affaiblissement des institutions
Le modèle français, qui s’est longtemps présenté comme exemplaire au monde, fut en effet conçu « pour une société homogène, structurée autour d’un État fort, dans un monde d’États-nations ». Or, la mondialisation érode tous ses fondements : la centralité de l’État, les valeurs républicaines, la qualité des élites administratives et politiques, la pertinence du système méritocratique, le rayonnement intellectuel et culturel, le modèle social, l’influence en Europe et même l’universalisme de la vision. Ce mal français, difficilement perçu par les parties prenantes, invite à une véritable « réinvention » collective.
Celle-ci doit commencer par une analyse lucide de la crise politique du pays. La remise en cause des pouvoirs, de l’idéologie, du fonctionnement traditionnel de l’État a entraîné dans son sillage le déclassement du personnel politique, qui s’est replié sur lui même en même temps qu’il s’est coupé de la vie économique et internationale. La fonction publique a été politisée et concurrencée dans son aura par des profils correspondant mieux aux besoins des entreprises voire aux représentations citoyennes. Le « dérèglement généralisé » de la vie politique française s’est logiquement reflété dans les élections présidentielles successives.
Cette décadence a été accentuée par l’affaiblissement des institutions. Parlement, autorité judiciaire, médias, société civile, ces contrepouvoirs traditionnels ont vu leurs rôles démocratiques, traditionnellement faibles, encore plus diminués sous la Ve République. Celle-ci n’aura, par ailleurs, pas su protéger la fonction présidentielle dans la durée. Il est salutaire que soient identifiés dans ces développements le manque de « colonne vertébrale de responsabilité, d’éthique politique, d’esprit critique, d’exigence et de rigueur intellectuelle et morale, de vertu » des dirigeants politiques, économiques, sociaux d’un pays où le sens civique a laissé place à l’individualisme et aux incivilités.
La prospérité d’un système mandarinal et la disparition des intellectuels
La critique du comportement mandarinal de la haute fonction publique française, sous-jacente à l’ensemble de l’ouvrage, n’est pas nouvelle. Dans un monde où l’éducation est à la source de l’économie de la connaissance et un vecteur d’influence internationale, on savait que certains modes de pensées, attitudes, et contenus de l’enseignement des élites administratives étaient remis en cause. Mais il faut aussi comprendre que ce sont aujourd’hui des esprits créatifs, innovants, et capables d’être à l’écoute du monde qu’il convient de former pour assurer la compétitivité et la promotion de l’expertise françaises.
De la même façon, la France doit s’atteler à renouveler sa capacité intellectuelle. Les personnalités qui animent aujourd’hui le débat public du pays sont en effet « des figures médiatiques nationales plutôt que des penseurs de la condition humaine à vocation universelle ». Peu connus au delà des frontières, ils n’ont guère pris la mesure de la nouvelle échelle d’influence mondiale, et tendent à ne parler que « de la France aux Français ». La perte d’audience de l’intelligentsia aurait ainsi « autant partie liée avec ses propres limites qu’avec l’état général du pays ». Elle devrait, au contraire, renouer avec une pensée audacieuse avec l’aide de maisons d’éditions bien plus proactives et cosmopolites.
Le rapport au travail comme symbole du mal, la République comme totem
Illustration de la crispation collective à l’égard de la mondialisation, le rapport au travail des Français demeure difficile, rappelle l’auteur. La France est parmi les pays de l’OCDE où l’on travaille le moins d’heures dans l’année et le pays se situe dans les profondeurs d’un autre classement de l’organisation concernant la satisfaction professionnelle des salariés. Le statu quo est logiquement maintenu sur le marché du travail au détriment des jeunes et des seniors. Résorber le chômage implique ainsi un « changement des mentalités, un démantèlement des corporatismes, des carcans divers qui entravent la création d’entreprise, l’innovation, la concurrence et l’investissement ».
L’évolution de la société française illustre le grand écart croissant entre l’idéologie et la réalité sociale, affaiblissant la République. Celle-ci faisait l’objet d’une réelle appropriation quand la société était homogène, quand l’école remplissait son rôle d’ascenseur social, quand les immigrés accueillaient avec fierté la perspective de l’assimilation républicaine, que la France inspirait (plus) de respect. Dans la situation actuelle, avec une école inégalitaire, une assimilation défaillante, une société divisée, le modèle républicain apparaît « hypocrite, schizophrène et non performant ». Le brandir comme un totem régulièrement ne fait qu’alimenter cette perception.
La France, provincialisée, est appelée à se réinventer
Alors que notre pays a jadis profondément influencé le monde et est aujourd’hui intégré à la mondialisation, son milieu politique et sa fonction publique, peut être plus que sa population, restent très autocentrés. Ceux ci ne déploient guère de stratégie d’influence et ne valorisent pas les expériences étrangères. Les structures professionnelles et universitaires ont, par ricochet, bien du mal à accueillir des experts étrangers de haut niveau dans des conditions attractives. Le choix des personnes à des postes exposés à l’international doit se faire dans la plus grande vigilance, sur la base de la compétence et de la crédibilité. Enfin, la France doit comprendre que l’introversion nuit à son image et à sa crédibilité.
L’auteur est l’une des rares figures à rappeler que le rapport de la France à la mondialisation est avant tout une question d’état d’esprit. C’est pourquoi, à l’instar d’Hubert Védrine, il en appelle à un consensus sur la relance de la croissance et sur l’apport des entreprises et de la société civile à la vigueur économique. L’État, recentré sur ses priorités régaliennes, pourrait alors œuvrer à la mise en œuvre de chantiers « stratégiques et solidaires », parmi lesquels la réforme des institutions, de la fonction publique, de l’enseignement primaire et, bien sûr, le choix d’une Europe politique. La France se doterait alors « d’un projet, expression dont les Français ont presque oublié l’usage tant elle a déserté le discours gouvernemental des vingt dernières années ».
Une analyse qui risque de diviser, mais qui mérite d’être saluée
L’essai de Laurent Cohen-Tanugi sera aisément critiqué comme étant, par exemple, l’analyse rapide d’une élite internationale distante du vécu d’une part importante de la population. Pourtant, son texte est l’un de ceux qui « tend (utilement) un miroir » à la France pour l’inviter à prendre conscience d’un certain discrédit international et de son repli sur elle même. La démarche de l’auteur n’est ni hautaine ni personnelle, mais bien emprunte d’un sens du collectif qui semble avoir disparu de la vie civile et politique. « What’s wrong with France ? » illustre ainsi une volonté de redonner au pays une conscience de l’évolution du monde, un sens de la prospective, et une cohésion autour de politiques publiques essentielles.
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